Sur les pas du vent

S’arrêter sur le parking de l’ancienne gare de Sourbrodt, c’est comme débarquer en plein no man’s land.

Sur une vaste esplanade, là où se ramifiaient les voies de formation, un vieux wagon de marchandises et un wagon-citerne rouillent dans leur jus sur un tronçon de rails. Par ses vitres brisées, la cabine d’aiguillage vétuste exhibe les bras tendus de ses mécanismes figés. Oh là ! Est-ce de l’autosuggestion ou subsiste-t-il encore quelque chose de l’esprit fantastique de Didier Comès en ce lieu précis où il a passé ses plus jeunes années ?

Revenons au temps présent. Sur le ruban d’asphalte qui a remplacé la voie ferrée, des cyclotouristes filent allègrement. Nous sommes sur la Vennbahn. La ligne de chemin de fer qui reliait jadis Aix-la-Chapelle au nord du Luxembourg est devenue une des plus belles voies vertes d’Europe. Mais je m’en écarte très vite pour suivre ma balade du jour, expliquée page 42 sous le titre Là où souffle le vent dans une petite brochure très bien faite (et gratuite). Après le dernier rempart d’une haie, ce titre se justifie d’emblée. L’imposante silhouette d’un gîte est flanquée d’une petite éolienne privée. Mais Éole est du genre paresseux en ce jour de beau froid. Un soleil rasant de fin d’après-midi hivernal crée des ombres démesurées aux piquets des clôtures en fils barbelés. Au-delà des prairies, les herbes claires des Hautes Fagnes font comme une trouée blanche dans le rideau noir d’une rangée d’épicéas. Même si la neige n’y est pas, je retrouve les caractéristiques des paysages de Comès, décodées pour moi grâce à l’exposition que l’Abbaye de Stavelot consacre à l’auteur de BD.  

Plus loin, un petit pont franchi la Rour (Rur en D, Roer en NL), qui n’est encore qu’un ruisselet né dans la Fagne wallonne au Signal de Botrange, point culminant de la Belgique. Comment imaginer qu’elle sera tumultueuse à Montjoie et alimentera les grands lacs de retenue de l’Eifel allemand avant d’aller se jeter dans la Meuse à Roermond, aux Pays-Bas ? Mais qui aurait imaginé aussi le parcours artistique de l’enfant du pays ? Comme tous les ruisseaux des fagnes, la Rur a ici un reflet noir.

Après avoir galéré dans un chemin largement inondé, sous le couvert des arbres en bordure de la fagne, je pique à gauche dans le Sentier du Souvenir. Des prisonniers russes ont tenté de survivre ici pendant la guerre 40-45. Un peu plus loin, une croix orthodoxe leur rend hommage. Plus loin encore, une hélice fichée dans un bloc de pierre rappelle le bombardier anglais qui s’était écrasé dans cette fagne. Mais je n’arriverai pas plus loin. La Noire Eau, débordant loin de son gué, a noyé le sentier sous vingt centimètres d’eau. Avec une couche de glace en dessous. Et une étrange voix intérieure me dit : « N’y va pas ! ». Difficile même de faire demi-tour sans appui. Mais je remarque soudain un bâton fourchu, gisant sur le sol. Au loin, le bruit lancinant d’une tronçonneuse s’est tu. Le soleil bascule derrière l’horizon. Je frissonne, et ce n’est pas que de froid. Quand j’atteins enfin la gare, les vieux signaux mécaniques ne sont plus que traits noirs sur fond de ciel éteint. Au moment d’abandonner mon bâton, quelque chose me retient. Et je le couche avec précaution sur le siège arrière. Plus tard, je découvrirai qu’il ressemble au bâton de la Mouche, le sorcier maléfique qui joua un rôle funeste dans la vie de Silence, le héros muet de Didier Comès. L’imaginaire ardennais, dites-vous ?

Pour se remettre de ses émotions, il serait peut-être temps d’aller découvrir la nouvelle microbrasserie de Sourbrodt…

Brochure Balades de rêve, cartes et planificateur de randos sur smartphone – www.ostbelgien.eu

Textes et photos: Germaine Fanchamps