Le peps de trois générations de moutardiers

En 2018 a été organisé le premier Trends Family Business Award. Pour découvrir l’Entreprise familiale wallonne de l’année qui a été élue à cette occasion, il faut se rendre aux confins du pays, au milieu des prairies bucoliques de Raeren.

Dernière sortie avant la frontière sur l’autoroute en direction d’Aix-la-Chapelle. Prendre la N68 en direction de Raeren par Eynatten. Un panneau annonce que la rue d’Eynatten est coupée par des travaux avant Raeren. Négligeant la déviation indiquée, je décide de continuer tout droit, suivant en cela un gros camion qui a l’air de savoir où il va. Quand il s’arrête pile, je m’arrête forcément. Et c’est à ce moment précis, en sortant de ma voiture, que la moutarde commence tout doucement à me monter au nez…

D’un bâtiment blanc émanent des effluves qui vous titillent agréablement les naseaux. Tout un bouquet d’épices qui fait planer comme un air d’Orient sur la campagne en fleur. Voici donc le siège et le site de production de la Conserverie et Moutarderie Belge, la dernière moutarderie de la Province de Liège. Une galerie sur le toit fait à la fois office de bureau directorial et de salle de réunion. C’est là que me reçoit Rachel Renson, en charge du marketing et de la communication depuis 2017. Ses deux frères, Laurent et Raphaël, ont quant à eux rejoint l’entreprise dès l’année 2010. L’un s’occupe de la production et de la gestion du personnel, l’autre gère le commercial et l’administratif. Une jeune génération qui crée des saveurs au goût du jour mais reste attachée au produit créé par leurs grands-parents et à l’entreprise développée par leurs parents. “Nous ferons toujours notre Filou”, dit Rachel.   

Ne confondez pas : cette Filou n’est pas la bière blonde forte lancée par la brasserie Van Honsebrouck d’Ingelmunster en 2014, mais la moutarde douce créée par Franz et Maria Schumacher qui ont fondé la Nouvelle Moutarderie Belge en 1953. Au départ, la Filou s’était d’abord appelée Gloria. Mais un produit du même type existait sous le même nom en Allemagne et pour pouvoir y exporter, Franz Schumacher avait changé sa marque dans les années soixante. La marque Filou est toujours très populaire dans la région. Elle couvre aussi aujourd’hui, entre autres, une gamme de sauces destinées aux friteries belges. Vous avez dû vous en lécher les doigts plus d’une fois sans le savoir…

Pour faire de la moutarde, vous avez besoin de peu de choses : des graines de moutarde, du vinaigre, de l’eau, du sel et des épices comme le curcuma pour la couleur jaune”, explique Rachel Renson. “Les graines sont broyées sous des meules en pierre très lourdes. La présence d’eau est indispensable pour éviter que l’abrasion ne fasse brûler la graine.” Le mélange passe par plusieurs étapes de mixage, comme dans cette grande cuve où le plongeur tourne à 2200 tours/min, dégageant des vapeurs à vous faire monter les larmes aux yeux. “Et pourtant, celle-là c’est de la moutarde douce”, rigole Rachel.

Au fond, comment fait-on de la moutarde qui pique, la fameuse moutarde de Dijon (qui soit dit en passant n’est pas une appellation d’origine protégée, mais un mode de préparation) ?  “La différence, c’est que pour la moutarde douce nous utilisons l’entièreté de la graine, tandis que pour la moutarde de Dijon un processus spécial de blutage sépare encore le noyau du son, l’enveloppe protectrice de la graine. Et cela donne un résultat plus piquant.” Aujourd’hui, l’entreprise propose aussi une vingtaine de moutardes aromatisées : à l’aneth, aux figues, au miel, à l’orange, aux truffes…  

Car la roue de la vie tourne et même en restant familiale une entreprise doit se diversifier. Franz et Maria ont eu sept filles, dont la cadette est, comme le veut la tradition en Belgique, filleule de la reine. À l’époque, il s’agissait de Fabiola. L’une des filles, Elvira, va reprendre l’entreprise en compagnie de son mari Philippe Renson en 1983. La société familiale étoffe sa gamme avec des sauces émulsionnées (mayo, tartare, béarnaise, andalouse), des sauces chaudes et des plats préparés, notamment vol-au-vent et boulettes, dont la conservation impeccable est assurée par un passage en autoclave hyper perfectionné. Le nom officiel de l’entreprise devient Conserverie et Moutarderie Belge.

De la fin des années septante au début du siècle actuel, nos habitudes de consommation sont marquées par le développement de la grande distribution. Philippe Renson, le directeur, inscrit l’entreprise familiale dans ce trend, en produisant pour les marques de distributeurs. L’intérêt de cette démarche est double. D’une part, cela permet d’assurer l’occupation de l’outil et donc l’emploi de la quinzaine de collaborateurs qui, en plus des membres de la famille, font partie de l’entreprise. D’autre part, cela impose des niveaux élevés de contrôle qualitatif, dont la certification internationale BRC Food, la norme mondiale de sécurité des denrées alimentaires. Revêtir un cache-poussière blanc, se coiffer d’une charlotte et se désinfecter les mains avant de pouvoir pénétrer dans les ateliers cela manque peut-être de pittoresque (quoique), mais c’est bien rassurant.   

L’entreprise de Raeren ne se contente pas de coller une étiquette différente sur un même petit groupe de produits. La flexibilité est une de ses forces. Prenez ces flacons de vinaigrette qui progressent sur une petite chaîne. Vous remarquerez que l’huile surnage au-dessus des autres ingrédients. C’est une exigence du client distributeur qui veut que les consommateurs puissent secouer eux-mêmes le flacon pour homogénéiser le mélange. Laurent Renson, responsable de la production, a trouvé la solution. Mais comment peut-on gérer quelque 200 produits différents et en ajouter rapidement de nouveaux ? L’entreprise dispose d’une cuisine expérimentale, avec des Thermomix comme dans un restaurant. Le conseiller culinaire vient y mettre la recette au point. Il “suffit” d’extrapoler ensuite à des mixeurs un peu plus grands…

Voici justement que s’avance une création gourmande récente, qui a obtenu un prix de l’innovation au SIAL, le Salon International de l’Alimentation de Paris, en 2018. Les Tartinades sont réalisées à partir de graines de tournesol et de légumes et/ou fruits. Elles s’étalent sur un toast à l’apéritif, servent de base à une verrine ou un sandwich et jouent délicieusement les dips avec des légumes croquants. Ces délices sont certifiés à la fois bio et végan. Les Tartinades sont proposées sous deux des marques propres de la société : La Délicieuse, distribuée en épiceries fines, et La vache qui regarde passer les trains, qui recouvre une gamme exclusivement bio. Et la certification bio Certisys, croyez-moi, ce n’est pas de la rigolade.

Quand Rachel me présente la troisième marque, je suis scotchée. Je la connais plus que bien. Ses présentoirs avec de jolis flacons à étrier sont très présents dans les magasins de moyenne surface (où ils se vident d’ailleurs très vite les week-ends propices au barbecue). Mais je n’avais jamais réalisé que ‘Jefke’ The Belgian Chef avait ses cuisines à Raeren, dans les Cantons de l’Est…

Pour ma petite dégustation perso, j’ai fait des toasts de patate douce grillée avec une base de tartinade aubergine de “la vache” et des dips de vinaigrette à la ciboulette La Délicieuse, mayonnaise aux baies roses et sauce béarnaise de  “Jefke”.

La Conserverie et Moutarderie Belge se concentre sur son rôle de créateur et fabricant de produits de bouche. Elle n’organise pas de visites et n’a pas de magasin sur place mais participe à des salons comme C’est bon, c’est Wallon. www.moutarderie.be

Une vision plus touristique de la gastronomie à la moutarde ? C’est à Montjoie !

Texte et photos : Germaine Fanchamps